• Voisine

    Mes grands-parents avaient des voisins charmants.

    Un couple à peu près de leur âge (lui plus vieux qu'eux, elle beaucoup plus jeune, ça fait une moyenne).

    Entre leurs deux maisons, et leurs jardins accolés : un simple grillage, et une barrière qui permettait d'aller de l'un à l'autre.

    Le couple accueillait sous son toit leur fils divorcé avec ses deux plus grands garçons ados, le plus jeune étant en nourrice.(C'était il y a 40 ans).

    Chacun se rendait de menus services.

    Les garçons allaient d'une maison à l'autre : ma grand-mère avait eu dans sa jeunesse le certificat d'études, et appris un peu d'anglais et de latin, au fin fond de sa campagne, dans son p'tit village de 150 habitants à peine, en faisant à pied matin midi et soir les kilomètres pour l'école et l'église jusqu'à ses 14 ans, minimum obligatoire jusqu'en 59. C'était donc un des services rendus par ma grand-mère, de suivre la scolarité des deux garçons, pas bêtes, mais pas scolaires.

    Ils étaient plus âgées que ma soeur et moi, mais nous passions souvent la barrière, jamais fermée d'ailleurs pour aller jouer avec eux, ou boire une grenadine chez ces mêmes voisins. Mes grands-parents et leurs voisins ne passaient la barrière que sur invitation ou pour les choses ritualisées entre eux. L'intimité était préservée.

    C'était dans une petite ville, mais ils étaient nombreux comme les deux couples à se faire livrer le lait, le soir après la traite par la dernière agricultrice du coin. Celle-ci déposait les deux brocs chez ma grand-mère, dont la maison donnait sur la rue principale, tandis que celle des voisins donnait sur celle adjacente.

    Ils ne se recevaient pas. Cela se faisait très peu d'ailleurs. En comparaison, mes parents étaient des doux-dingues avec leurs amis proches.

    Ils ne se recevaient pas, mais s'il y avait une aide à demander, c'était à eux. S'il y avait un coup de main à donner, c'était à eux. Une course à ramener, les enfants à garder une heure ou deux, les cheveux à couper, le linge à détendre s'il se mettait à pleuvoir en l'absence de l'autre, le chat à nourrir, etc.

    Ils papotaient souvent de chaque côté de la barrière ouverte, et échangeaient fruits et légumes, conseils et ragots sans doute aussi.

    Puis le voisin est décédé.

    Mes grands-parents sont allés, naturellement, rendre hommage au voisin, chez la voisine. Qui les a reçu, très fermée. Pas un mot.

    Qui leur a montré où reposait le vieux mari, d'un coup de menton.

    Qui les a regardé repartir sans proposer le verre qu'elle servait aux rares autres personnes qui étaient passées.

    Plusieurs fois, les garçons sont venus pleurer chez mes grands-parents, partager leur douleur avec eux également.

    Puis la barrière a été cadenassée.

    Mes grands-parents avaient toujours des saluts affectueux des garçons qui passaient forcément devant chez eux.

    Mais plus jamais un seul mot de la voisine.

    Des regards oui, en douce, ou fixes depuis le pas de sa porte.

    Des ricanements aussi, si le linge était trempé par la pluie ou si un bricolage/jardinage ne fonctionnait pas chez mes grand-parents.

    Des cris, si le chat passait dans son jardin, ou si nous petites  et qui ne comprenions pas, tentions un coucou à madame L. qui nous offraient avant des grenadines et qui ne voulaient plus dire bonjour.

    Des mesquineries régulières, mais impossibles à prouver ou bien faites de telle sorte qu'on serait passé pour l'emmerdeur en la faisant remarquer : des histoires autour de lait (non il n'a pas été livré ! Disait le fils de la voisine, et l'agricultrice le lendemain disait "je suis passé, vos voisins ont dit que vous n'en vouliez pas"...), autour du chat (sous prétexte d'un morceau de grillage se soulevant à son passage, la clôture a été doublée de tôle en plastique sur la plus grande partie, le chat revenait blessé...), mettant les tiers en cause (voisins autres, et les grands garçons, qui n'osaient même plus dire bonjour, et ne pouvaient expliquer pourquoi...)...

    Elle avait joué son jeu de telle sorte, la sacrée voisine, qu'il y avait forcément un perdant, mes grands-parents.Elle jouait tellement bien et si serré, sans doute parce que c'était sa vie, pour elle, qu'il était impossible de mettre en cause quoi que ce soit.

    Soit ils entraient dans le jeu, mais elle était vraiment forte en coups en douce masqués sous couvert de.... et présenté comme... (la loi, la nécessité, le bon usage, etc.).

    Soit ils n'y entraient pas. En acceptant de perdre aussi d'autres richesses à côté (la relation avec les jeunes).

    Ce qu'ils ont fait. Gagnant des sourires complices lorsqu'ils croisaient les deux garçons dans la rue. Des bises affectueuses lorsque c'était un peu plus loin en ville, puis des appels lorsque ceux-ci partirent dans le sud chez leur mère, parce que la grand-mère était trop insupportable.

    Perdant une partie de leur quotidien agréable, mais il n'y avait pas grand-chose à faire.

    Sans doute avaient-ils déplu. Possible qu'ils aient été maladroits ou peut-être même pas agréables un jour. C'est toujours possible oui.


    Le père des garçons est décédé des suites d'un alcoolisme assez prononcé. La voisine âgée a fini folle, en maison de retraite/repos. Seule.

    Les garçons ? Ils ont près de 50 ans désormais, et quatre ou cinq fois dans l'année, ils appellent ma grand-mère pour raconter ce qu'ils deviennent. Parfois quand l'un d'eux "remonte", pour aller voir ce petit frère qu'ils ne connaissaient presque pas, il passe chez elle à l'improviste avec un grand bouquet de fleur, un cadeau du sud, et des heures de papotage dans les joues.

    Non. Il n'y a pas de morale à l'histoire.

    Elle aurait pu vivre jusqu'à 100 ans avec toute sa tête et son fils à ses côtés; qu'elle finisse folle n'est pas une victoire pour autant pour ceux qui ont subi.

    Ce qui me reste, c'est qu'il vaut mieux perdre beaucoup plutôt qu'entrer dans ce genre de jeu pervers. Rupture nette vaut mieux que faux-semblants à son désavantage permanent.

    Il n'y a pas de morale à l'histoire, car ce n'est pas une fable.

    Dans la vie, ces gens-là gagnent. Il vaut juste mieux le savoir. Et assurer ses p'tits bonheurs autrement et ailleurs, dès qu'on en renifle un de près.



     

     


  • Commentaires

    1
    Lundi 9 Juillet 2012 à 22:00
    Dame Ambre

    Elle est terrible.. pourtant c'est une très belle histoire..

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